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Imaginez le brouillard.

par Sabrina Damiani

Imaginez le brouillard.

Ce mur d’eau légère et flottante dévoilant avec peine les lumières rangées des longues allées. On ne sait ce qu’il est, mais il est là, présent, pesant sur nos corps, ramollissant la peau, empêchant la vue, refroidissant les membres. Vous, peut-être, ne le voyez-vous que dehors, moi, il m’accompagne au quotidien. Assise, je regarde. Les têtes baissées, les yeux fatigués, les dos courbés. J’observe ces gens autour de moi et je me vois, moi, en eux. Les lèvres se meuvent à chaque mot répété, discrètes. On enregistre mieux une fois les images réifiées. D’abstraites, elles se concrétisent et façonnent les pourtours de notre réalité. J’entends les souffles finalement, longs et suinteux. Toujours là, nous sommes toujours là, confrontés à des réflexions qui ne nous appartiennent pas.

On est arrivés trop tard ! Tout est déterminé. Le tableau est peint, l’œuvre achevée.

On n’a pas choisi de naître mais nous y voilà, au monde. Pondus. Voilà la vie, ici, c’est ainsi que ça se passe. Il y a les riches, il y a les pauvres, les uns s’ennuient, les autres survivent. C’est la vie m’a-t ‘on dit. On m’a déposée dans ce monde et on m’a dit “vis”. J’obéis, je vis. Je fais comme tout le monde du moins. Je me lève le matin et fais ce qu’on attend de moi. On m’a dit de choisir. Pourtant, je n’ai jamais rien choisi. Tout était prévu. On m’a demandé qui je suis, j’ai répondu ce qu’on me demande d’être. Il est drôle ce monde, on nous demande sans cesse de faire des choix. Que veux-tu écouter, que veux-tu regarder, que veux-tu manger, qui veux-tu devenir ? Je réponds, mais j’ignore encore si ce sont mes réponses que je donne. Ce n’est qu’une illusion, celle de mon existence.

Voilà, je suis blottie, je le sers fort mon confort. Il me tient chaud, qu’il est bon d’avoir chaud. Pourquoi sortir? Il fait froid et les intempéries dévastent et finissent par emporter les âmes téméraires.

Les voix sans noms me l’ont chuchoté lorsque j’étais éveillée mais suffisamment endormie pour ne rien soupçonner. Tiens, on m’indique la route, je n’ai qu’à marcher. Droit devant, les yeux bandés. À quoi servent les yeux lorsque la route est déjà tracée? Elle nous aspire, il suffit de ne pas trébucher. Tout droit et la tête haute s’il vous plaît ! Ils nous poussent les courants, c’est pour notre bien nous murmurent-ils. On les croit ces courants, c’est la foi qu’on ne perdra pas, il en découle de notre existence. Comment remettre en question le cocon de notre enfance ? Il est le socle, la base sur laquelle tout s’est construit. Il est tard.

Notre histoire nous précède.

Je le sers fort mon confort. Il est ma sécurité, ma route tracée, si clairement indiquée, on ne peut se tromper. Je les vois, à nouveau, eux comme moi, les têtes baissées, les yeux fatigués, les dos courbés, ceux qui comme moi, avant moi et après d’autres, marchent, par défaut, ne sachant que faire d’autre.

Et si le confort se résumait à ça finalement, se conformer aux choix qu’on pense déterminer et s’en suffire ?

Si le confort était la complaisance ? Ne poursuivre que des rêves mille fois accomplis. Transposer nos existences à celles milles fois vécues, faire de leurs rêves les nôtres. Comme si l’on n’était qu’un. C’est le rêve, l’unique, l’idéal, celui auquel toute personne doit aspirer.

Les voix sans noms me l’ont chuchoté lorsque j’étais éveillée mais suffisamment endormie pour ne rien soupçonner. C’est pourtant dans l’eau que je voudrais plonger. Là où l’on ne peut rien graver. Tête la première, le souffle coupé, je saurai enfin ce que signifie respirer.

De toutes les fois où j’ai voulu autre chose on m’a regardée étrangement. Vous le voyez ce regard n’est-ce pas? Désapprobateur.

« Tu es différente » crache-t-il dégoûté, inquiet, jaloux ? Déviante.

Ce seul mot regorgeant d’histoires passées, de vies gâchées qui ne demandaient qu’à être vécues. Il poignarde, il chasse brutalement du confort inculqué. Il devrait être révélateur pourtant ! Levant le voile sur la diversité de l’Homme que l’on s’obstine à penser toujours pareillement.

Déviante.

Tu dévies aux normes subtilement glissées sous ton oreiller, dans les histoires racontées, dans les images éparpillées. C’est comme le brouillard. Le pire, ce sont les rêves éveillés. Imperceptibles, ils se faufilent et s’incrustent dans nos pensées. On nous gave, on floute notre vision, on accole celle qu’il faut garder en mémoire.

On ne déplace pas ce qui est si bien placé. Tu suis ou tu seras suivi toute ta vie, par le regard.

Vous connaissez tous ce regard,

celui qui juge,

qui ne comprends pas,

qui s’imprègne en toi,

qui hurle sans voix.

Tu ne l’aimes pas ce regard, n’est-ce pas ?

Alors tu réponds à ce qu’on attend de toi, par impuissance sûrement, par ingénuité peut-être, par besoin de te sentir chez toi, approuvé, confortable finalement.