Contributions

Konpho rama, hare krishna

par Martin Vonlanthen

Le cadavre #874-51-14 se lève. Il embaume ses papilles dans un café noir. Tout autour sont jonchés les restes de ses acolytes vespéraux. Il exécute une minute de silence pour ces cylindres d’un froid aluminium, tous vidés de leur spiritueux, les orbites tirant la langue vers chaque recoin de la pièce. Le corbillard s’actionne, est venue l’heure de la diurne parade. Parmi d’autres semblables, se rédigent des épitaphes à la mémoire du vivant des machines. Ces formes humaines, dont les objectifs ne sont plus que des néants interchangeables, sont vissées en travers de chaque respiration, vanités de diaphragmes ouverts et sans regards. On les voit ainsi chercher parmi des corps inertes, une décharge, un câble existentiel, mais aucun fil rouge pour se brancher dans leurs néants respectifs, pas sans aveugler ni sans étouffer.

Et malgré une richesse d’ingénierie dans le déni, ces merveilles technologiques n’ont pas été programmées pour pouvoir traiter de façon autonome du sens que l’on aurait d’elles. Cherchant l’humeur radieuse d’un amour-propre, on les voit ainsi se huiler les lentilles jusqu’à ce qu’aucun détail interne à leur appareillage ne rende imaginable une erreur de perception, autre part que dans les conventions de programmation d’Onseki™. Ce qu’on y nomme amour-propre pourrait au fond se passer d’amour. Fort heureusement, le frisson de la découverte ne leur est pas inconnu, mais encore faut-il que ladite découverte soit canalisée selon les satisfactions reconnues pour leur modèle, avec la garantie d’un renouvellement personnel prochain et une assurance en cas d’instant digne d’oubli d’une durée supérieure au seuil de reconnaissance d’une éternité.

Or la faim, le frighorrifique, l’isolement cosmique et autres sentiments liminaux de la survie - voilà de quoi donner à la chair d’un cadavre, le goût de l’exquis - le corps s’élève et s’insurge, contre cet esprit qui voudrait baisser la tête pour cause de ne pas être idéal, alors qu’idéalement, il devrait suffire d’être, réellement. Et quoi de meilleur comme augure d’authenticité que l’imprévu, le négligé, l’oubli total, la saleté? Même les machines en sont informées et pourtant: on détecte les charpentes à consolider en vue d’une optimisation de ces autels à la morne béatitude, qui urgent les chiens, même les plus domestiques, de gambader dans des bises impitoyables pour y sentir un peu l’air qui pétrit le souffle.

#874-51-14 ressasse à son cercueil des souvenirs de chérubins mécaniques pour un communiqué du désir bien-séant au nom d’Onseki™. La procédure n’a pas changé depuis des millénaires: ouvrir les vannes familiales, tourner les manivelles colorées, être cumulatif et tourné vers nos avenances en dépit de nos avenirs. Lorsque la symétrie est bien calculée, celle-ci génère des signaux d’espoirs qu’il faut seulement baliser du sceau des commanditaires qui eux n’attendent plus que de pouvoir écouler leurs décharges dans des boîtes avides de courants, quoique systématiquement encombrées par ces flux de proactivisme d’une pesanteur coupable et casanière des neutralisés. Dehors pourtant, il est donné à tous d’admirer quelques électrons libres.

Un Hemoglobon© d’avant-dernière génération, transmet sa requête à la morgue : « grâce au produit, pensons comme nous le voulons ; et ne nous divisons jamais, soyons ensemble l’ultime individu, le superorganisme antropocellulaire ! » « À qui la cervelle ? À qui le cœur et l’estomac ? Et surtout qui voudra bien jouer le foie et les tripes ? » Ricanent en sourdine, les peaux mortes, suant nerveusement de pleurs jaunis sous des airs monologueux de violons. La réunion se termine à moitié, chacun retourne à la poussière et au silex de ses pensées, avec un goût de soufre holiste.

#874-51-14 sent ses poils se dresser ; cet élan de positivité aurait de quoi ioniser un glaçon. Quoique, venu d’ailleurs, un magnétisme le titille, comme si de la forêt émanait un genre d’électricité statique, l’appelant à venir s’y planter ad aeternam. S’y faire ressource, s’y décomposer doucement, devenir nutritif comme un roc… Il emprunte l’artère principale, trouve la lisière, fait la ronde autour d’un chat, puis tranche à travers les premiers arbustes, hume dans les feuilles d’automne un feu en irruption dans la froideur de son regard de restes. Et puis soudain #874-51-14 s’effondre dans des larmes à grandes dents, haletant comme un illuminé. Encore et toujours il est percepteur. Ses sanglots le font glousser dans les racines d’un érable qui lèchent le sel dont il s’asséchait jusque-là. La décomposition paraît moins pressante, il n’y pas que les vers à qui il pourrait donner vie : muscle, graisse, squelette, tout ça peut bien attendre, se mettre au repos.

Il s’allonge un instant, tenant délicatement une des mains tombées de l’arbre, dont la cime, vue au sommet d’infimes nervures, lui demande un peu gênée s’il compte rester dormir là. Cette question prend une éternité à soulever les paupières d’yeux paisiblement médusés. À quelques mètres #874-51-14 entend comme un court-circuit. ll se dépoussière rapidement. Un deuxième bug: une brindille craque. Sous la Lune les feuilles ont bleui, lui faisant l’effet repoussant d’un miroir inattendu. Une troisième fois. Une branche se fracasse. Il quitte les prémisses. Se réinjectant dans la ville, il croise à nouveau le chat, ses poils ont l’air d’avoir roussi. Sa démarche ralentit, se fluidifie tant qu’il finit par dandiner en méandres le long du trottoir vide. Il joue avec des morceaux de terre dans ses poches. Flânant ainsi en zigzag jusqu’à son église, il fouille au fond de sa poche, et en ressort les clés.

Excitée par les lueurs citronnées des lampadaires, sa main se teinte de taches violacées qui remontent sous sa manche, l’imbibent et ruissellent en réseaux frénétiques. Il s’essaie à lire ce script soporifique et alien, bientôt ses doigts pianotent une veilleuse, à chercher sa serrure dans le noir. Et, déclic mou, s’ouvre la porte, et son nez-à-nez se reflète dans la vitre, envahi par la transparence d’un voisinage qui fume, boit, jardine, danse, derrière cette sale tête, au cernes lourds comme des testaments que la ville aurait inscrit dans son visage. Quel plaisir d’être le document de ces héritages, une page bientôt pleine de ratures alphabétiques, de bégaiements scriptés, notre passé toujours si prévisible. L’encre des sommeils se répand alors une goutte après l’autre dans les cadres des fenêtres. Un bloc troué dans la nuit se tient ainsi dans l’ombre et il se fait l’heure de s’exhumer.

#874-51-14 sort une prothèse pulmonale du dessous de son lit, en gobe les câbles et démarre une trombe sonore, grotesque et multicolore qui rougit ses yeux. Il prend la porte et visite les murs inhumains, leurs oreilles et leurs yeux si célestes et sépulcraux qu’ils en aient l’air ont là-dessous un grain d’innocence inquiétant pour leur taille, tant l’image de personne morale qu’ils laissent derrière est perforée jusqu’à en dégouliner en pigments insensés, un chaudron de rimes sans raison d’où émane l’identifiant: une gaminerie en rôle héroïque. La personne physique et autre médite ainsi son exécution, nominale, procédurale, quantifiée et ultime. D’un tel marbre qu’il n’y a plus de confort qu’à s’imaginer ce qu’on voudra bien perdre et si ça n’implique pas de perdre de nous même à ce qui nous endure.

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