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Appel à une confiance radicale : pour tous les Sisyphe

par Lara Torbay

«They got me waiting on a day when we can say fuck the police with a little bit of integrity : when itʼll mean Iʼve got your back if youʼve got mine. » - Pat the Bunny

Nous sommes dans un monde en crise: on parle dʼurgence climatique, de la fin du libéralisme et de la démocratie, de la montée du fascisme, de crise migratoire, de lʼeffritement de la masculinité. Ce discours dʼeffondrement, chaque génération semble se lʼapproprier, le modeler aux exigences de son temps, le répéter inlassablement. Chaque génération se complait dans ces prophéties. La nouveauté de la nôtre réside dans le fait quʼil est scientifiquement prouvé que dʼun simple point de vue climatique, nous courons à notre fin. Il ne sʼagit plus de cris absurdes face à un naufrage qui nʼexiste pas : nous sommes du temps de la noyade, lʼère de lʼeau jusquʼau genou. Face à cette catastrophe imminente, que faisons-nous? Osons-nous des solutions aussi audacieuses que la situation est urgente? Nous est-il possible dʼadmettre quʼil faut une solution radicale à des problèmes extrêmes? Arrivons-nous à distinguer, dans lʼhorreur du monde tel quʼil nous a été légué, une infinité de renouveaux, une reconstruction totale de tout ce qui est intrinsèquement injuste?

En général, pas.

Dans les discours dominants, on nous reproche un cynisme typiquement « Millenials », une sorte dʼindifférence générationnelle. On déplore le taux dʼabstention, le manque dʼengagement et dʼintérêt en politique et lʼabsence de foi en nos institutions étatiques. Vous voulez mettre fin au changement climatique? Lancez donc une pétition! Cʼest pourtant si simple.

Ce défaitisme que lʼon accuse dʼinsolence nʼa rien à voir avec une quelconque forme de désintérêt. Notre génération et celles à venir nʼauront probablement pas le privilège de lʼinsouciance. Il faut simplement admettre que certaines réalités poussent au cynisme, voilà tout. Nous ne sommes pas pessimistes ; nous ne sommes que le produit dʼun système cyclique, allant de votation en crise économique, sans jamais voir dʼamélioration notable. Nous sommes les Sisyphe fatigués que des décennies de défaites ont créés.

Nous avons perdu confiance en lʼEtat et ses politiques et, même si certains continuent dʼalimenter des rêves absurdes dʼopulence, beaucoup nʼont plus foi en un système capitaliste. Ce manque de confiance est non seulement compréhensible, mais aussi souhaitable. Si le monde tel quʼil est agencé aujourdʼhui nous mène à une autodestruction rapide et implacable, il est rassurant que ce fonctionnement cannibale ne plaise plus. Mais cet écoeurement nʼest quʼencourageant dans la mesure où il nʼest pas synonyme de défaitisme. Des raccourcis sont faits: en imposant, dans les discours dominants, la politique institutionnelle comme seule option légitime pour changer la situation critique dans laquelle nous nous trouvons aujourdʼhui, on nous dit aussi que perdre confiance en notre système étatique néolibéral, cʼest perdre foi en toute forme de changement. On nous répète: si vous alliez voter, tout changerait, mais vous vous y refusez ; nʼavez-vous donc rien à faire de votre futur?

Lorsquʼune immense tranche de la population perd confiance en toute institution qui depuis toujours jurait la protéger, il nʼy a pas de défaitisme: il y a de lʼespoir. Ce nʼest pas notre indifférence ou égoïsme qui empêche la création dʼun monde meilleur: cʼest le fait que notre méfiance ne concerne pas uniquement les institutions étatiques et le capitalisme. Nous nʼavons plus confiance en les structures qui jusquʼalors semblaient immuables et légitimes, mais nous nʼavons pas confiance en lʼêtre humain non plus. Nous nous obstinons à répéter de vieux discours où lʼon dépeint lʼHomme comme une bête assoiffée de compétition, de pouvoir, dʼoppression, de richesse : nous tous, êtres frustrés et cruels, attendant lʼopportunité de bouffer son prochain.

Ce discours est assassin. Prétendre que lʼhumain est voué au carnage, cʼest avorter toute réflexion constructive pouvant tendre à des changements concrets et nécessaires. Cʼest saboter un avenir déjà bancal. Partir du principe que les autres se tiennent toujours prêts à trahir, blesser et exploiter empêche toute solidarité, tout changement radical, tout sens de communauté et dʼentraide. Nous pouvons blâmer le système en place pour beaucoup de choses, mais lorsque lʼon ferme les yeux obstinément quand il sʼagit de faire confiance à son prochain pour construire un monde meilleur, qui est donc coupable? Lorsque lʼon envisage une autre façon dʼorganiser la société, les mêmes personnes qui se plaignaient dʼune impasse en politique décident de sʼen créer une fictive: on décide catégoriquement que tout changement positif et radical à grande échelle est impossible, car on le sait bien, lʼêtre humain est ignoble. Dans de telles conditions, quel changement assez grand pour sauver ce monde est envisageable? Se confiner dans une idée étriquée et imposée de lʼhumanité, cʼest refuser de prendre la dernière main qui nous est tendue. Cʼest constater le problème sans même vouloir en envisager la solution. Si on ne peut espérer de changements de la part de la classe dirigeante, ce quʼil nous reste est le peuple. Si le peuple se veut indifférent à lui-même, il sʼagit là dʼun suicide collectif, pas dʼun cynisme rationnel. Nous nʼaurons fait que de la sémantique: nous aurons craché le mot « utopiste » comme une insulte, chargé le mot « révolution » de mépris et teinté celui dʼ « effondrement » de réalisme.

Quand on tape « LʼHomme » suivi dʼun espace sur Google, la première suggestion est la phrase: « LʼHomme est un loup pour lʼHomme ». Il est évident que lʼêtre humain est capable dʼhorreurs inqualifiables, que les conflits armés et la pauvreté mènent à un instinct de survie qui laisse peu de place à la compassion et aux considérations morales. Mais lʼargument dʼune « nature humaine » égoïste et cruelle, utilisé jusquʼà lʼusure, ne tient pas. LʼHomme nʼest pas parfait, mais il nʼest pas plus son propre prédateur quʼil nʼest son partenaire, complice et camarade. Le système compétitif dans lequel nous vivons pousse à lʼadversité ; les guerres, aujourdʼhui souvent liées de près ou de loin à des ingérences étrangères et au capitalisme, poussent à la violence ; la pauvreté pousse à la criminalité. Y a-t-il quoi que ce soit de surprenant là-dedans? Et dans un monde où la coopération serait encouragée et valorisée, dans un système basé sur lʼentraide plutôt que la compétition, où personne nʼaurait faim, vers quelle nature humaine prétendument immuable tendrions-nous?

Si cette dernière phrase entraîne la question « oui, un monde où personne nʼa faim, mais comment? », cʼest quʼon a fait, en quelques lignes, un pas en avant: au lieu de ricaner face à un but souvent qualifié dʼutopiste et illusoire, on se demande comment lʼatteindre. Seul·e, cʼest certainement impossible. On ne fait pas tomber un système individuellement, pas moins qu’on ne le pense ou le crée seul·e. Cʼest lorsque lʼon sʼorganise, lorsque lʼon pense collectivement à des solutions, lorsque lʼon ose se faire enfin confiance que la possibilité dʼune planète sauvée et dʼune société plus juste se profile. Nous avons des siècles de luttes, dʼécrits et dʼidées derrière nous pour nous guider vers un monde radicalement changé. Nous nous inscrivons dans une longue tradition de foi en un monde égalitaire et libre. Toute révolte commence à partir du moment où le peuple, humilié par des siècles de fausses promesses, décide de se faire confiance.

Autorisons-nous cette confiance? Laissons-nous enfin envisager un changement plus vaste quʼune réforme, plus fort quʼune loi, plus beau que toute la médiocrité quʼon nous a imposée comme « raisonnable ». Dans un monde déraisonnable, il est temps dʼabandonner la dictature du pragmatisme qui définissait quelles idées étaient réalisables et lesquelles ne lʼétaient pas. Se faire confiance - à soi, à sa communauté, à lʼêtre humain - est raisonnable. Vouloir un monde ayant des valeurs telles que lʼégalité, la solidarité et la liberté en son centre, est raisonnable. Présenter ces idées comme aberrantes ou incohérentes reste bien commode pour toute personne nʼayant aucun intérêt à ce que les choses changent. Il est temps dʼoser défier une rhétorique cynique et destructrice. Il est temps dʼabattre la limite que lʼon impose à nos ambitions et nos idéaux. On peut penser ce texte simpliste, idéaliste, réducteur, voire populiste. Il se trouve que je nʼai ni lʼespace, ni le temps, ni même les capacités de faire une analyse complète des raisons pour lesquelles nous avons perdu toute confiance en tant de choses qui jusquʼalors faisaient figure dʼautorité, ni comment reconstruire une confiance collective en nous-mêmes, nous tenant debout sur toutes ces ruines. Tout ce que je cherche ici et maintenant, cʼest dire que la méfiance nʼest pas une évidence et que faire confiance en lʼêtre humain au lieu de toujours se tourner vers les mêmes instances traîtres est un premier pas nécessaire vers un monde plus sain. Tout ce que je sais, cʼest que celles et ceux qui vivent ce sont celles et ceux qui luttent. Celles et ceux qui luttent sont celles et ceux qui se sont unis. Celles et ceux qui se sont unis, ce sont celles et ceux qui se font confiance.

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